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Une filière peu ordinaire

Etudier les langues et civilisations de la Mésopotamie

Premier jour de ta vie d'étudiant en lettres: tu as droit à une présentation de toutes les filières de la faculté, de l'archéologie à l'informatique. Comme tu n'es pas encore certain du choix de tes branches, tu échoues dans un vieil auditoire en bois où l'on présente les sciences de l'Antiquité. Tu crois avoir touché le fond lorsque les assistants d'égyptologie passent des acétates parce que le beamer ne marche pas. Mais non, il y a encore la Mésopotamie.

Un prof pour 15'000 ans

La Mésopotamie, c'est cette région entre le Tigre et l'Euphrate, Babylone, le désert, des civilisations qui existaient il y a très longtemps et qui avaient déjà disparues à l'époque des Grecs et des Romains. On te montre un bout de terre avec des petits clous qui ressemblent à une écriture: mais oui, tu t'en rappelles à présent, tu as déjà vu ça auparavant! C'était pendant un cours d'histoire de 7e et cette tablette, c'est de l'écriture cunéiforme!

Le petit monsieur maigre qui représente tout le département à lui tout seul t'intrigue. D'une voix chevrotante et peu enthousiaste, il formule: «C'est quand même eux qui ont inventé l'écriture». Et enchaîne en te regardant droit dans les yeux: «J'ai beaucoup de doctorants mais pas d'étudiant alors ça me ferait plaisir s'il y avait un jeune qui voulait commencer».

Tu fais de brefs calculs: il parle d'une période qui dure 15'000 ans et d'un espace qui s'étend de l'actuelle Istanbul à la frontière indo-pakistanaise. Et il est tout seul pour enseigner tout ça?

L'humour mésopotamien

Si tu te décides pour la Mésopotamie, tu apprendras que tu as 4h de cours par semaine et que tu passes les 50 autres à photocopier des livres qu'on ne peut pas emprunter et à utiliser des dictionnaires pour comprendre les dictionnaires. Y a-t-il une bibliothèque de Mésopotamie? Oui. Et elle contient un livre de sumérien en japonais que pas une seule personne à Genève n'est capable de lire.

Tu te rends alors à ton premier cours de langue akkadienne (tes amis te chanteront «tous les Acadiens, toutes les Acadiennes» mais non, il ne s'agit pas de ceux-là), en tête-à-tête avec le professeur susmentionné: il commence à te dire que «les verbes akkadiens, c'est vraiment chiant». Tu sursautes? Un prof d'université a-t-il pu dire un gros mot? Il te parle comme si tu avais toujours été là: «Vous n'avez jamais entendu parler d'Ebla?» Tes études deviennent de plus en plus surréalistes.

Quelques années plus tard, tu réalises que tu sais parler le palé-babylonien mais que ton allemand est toujours aussi mauvais, tu vas en Syrie et tu casses un objet qui a 5000 ans mais tu apprends que ce n'est pas grave. Et tu subis le regard interrogateur des autres étudiants dans les soirées quand tu dis «je fais Mésopotamie».

Trois petites questions au...

Pr of. Cavigneaux

Professeur de langues et civilisations de la Mésopotamie à Genève, Antoine Cavigneaux parle une douzaine de langues et est cité comme une référence par les meilleurs sumérologues du monde. Né en 1948 à Paris, il a étudié successivement à Paris, Lille et Munich, où il soutient sa thèse en 1975. Après avoir travaillé comme assistant à l'Université de Chicago, il séjourne une quinzaine d'années en Irak. Il vit aujourd'hui à Genève et effectue de fréquents séjours en Syrie.

Comment décririez-vous l'importance de l'unité de Mésopotamie au sein de l'Université?
Elle y a sa place. Si elle n'était pas là, tout un pan de l'Histoire de l'humanité nous échapperait. Beaucoup de formes de la civilisation moderne – l'Etat, la ville, le droit, l'administration – ont leur origine en Mésopotamie.

Pourquoi cette branche n'attire pas plus?
Il faut être réaliste: nous n'offrons pas beaucoup de débouchés! Le potentiel de recherche est énorme mais il y a peu de postes, il faut vraiment être un idéaliste et on ne devient pas riche! Mais le petit nombre d'étudiants est compensé par leur excellence.

Pensez-vous que les études de Mésopotamie entrent en contradiction avec le monde actuel?
En contradiction? Non. Le problème est de savoir si l'Histoire sert à quelque chose ou non. Sur le plan concret, elle ne sert à rien mais il faut des gens qui y réfléchissent.