Le monde sous un autre angle

La cinéaste franco-suisse Ursula Meier, applaudie pour son premier long métrage de fiction «Home», se plie aux questions d'etudiants.ch et relate notamment la place des études dans son cheminement.

Ursula Meier, quelle étudiante étiez-vous?
J'étais une étudiante plutôt studieuse mais j'avoue assez «décalée», ce qui faisait rire pas mal de mes camarades. Par exemple, si on demandait de décrire une table, je me posais immédiatement la question de savoir si on pouvait la regarder par en dessous alors qu'évidemment il fallait la regarder par au-dessus... Ce qui m'a créé pas mal de problèmes au début de ma scolarité. Plus j'ai avancé dans mes études et plus j'ai compris au fond ce que l'on attendait d'un élève, et d'une certaine façon plus je me suis adaptée artificiellement au système scolaire et suis devenue ce que l'on appelle une très bonne élève.

J'avais aussi un autre handicap qui était, et est toujours, celui d'avoir très peu de mémoire, c'est pourquoi j'ai suivi une filière scientifique qui me permettait d'apprendre le moins de choses par coeur...

Une fois mon baccalauréat scientifique en poche, j'ai fait une école de cinéma en Belgique - le pays du surréalisme ce qui m'allait très bien! - et ai enfin pu laisser exploser dans mon travail d'apprentie cinéaste ces regards «décalés» sur le monde, les gens et les choses.

Aujourd'hui je comprends que ce que l'on appelle des faiblesses. Mon manque de mémoire et ce regard perpétuellement «décalé» peuvent devenir au contraire des points forts si on en prend conscience et qu'on en fait quelque chose. Regarder le monde sous un autre angle n'est-ce pas ce que l'on attend d'un cinéaste? D'autre part mon manque de mémoire m'a amenée à travailler sur mes films avec une méthode qui m'est tout à fait propre et qui influence ma mise en scène.

Etait-ce une ambition précoce de percer dans le cinéma?
Je n'emploierais pas le mot «ambition» qui sous-entend un rapport à la réussite, mais le mot «désir» qui est la base de tout. Mon désir de devenir cinéaste remonte en effet à mes 15 ans. J'avais eu alors la chance de jouer dans le film de ma grande soeur qui était étudiante aux Beaux-Arts de Paris et avait décidé de tourner un long métrage avec ses propres moyens, c'est à dire assez fauchée... On faisait absolument tout et on se débrouillait comme on pouvait: la lumière, les décors, les costumes, la régie... Une expérience inoubliable et fondatrice. Je suis alors devenue très cinéphile, ne manquais pas un «Cinéma de Minuit» sur FR3, allais dès que je le pouvais à Paris chez ma soeur découvrir trois à quatre films par jour à la cinémathèque ou dans les salles Arts et Essais. Abonnée aux Cahiers du cinéma, je lisais beaucoup de livres théoriques sur le cinéma mais j'ai très vite eu le besoin de me confronter au «faire». J'ai alors travaillé l'été comme vendeuse à la Migros et me suis acheté une caméra vidéo afin de réaliser un long métrage sur deux étés avec une amie actrice. Je n'ai jamais pu monter le film à cause de problèmes de son mais qu'importe, j'étais cette fois convaincue que je voulais devenir cinéaste.

Avec du recul, votre parcours académique vous a-t-il apporté un bagage utile?
Vous allez rire mais les mathématiques par exemple m'ont toujours passionnée! Je sens que même si aujourd'hui je réalise des films, les mathématiques me servent encore. Par exemple lorsque j'écris un scénario, je ne cesse de tracer des courbes liées à la dramaturgie, des points climax, des tensions, celles des personnages, de l'action... J'aime mélanger et puiser dans des domaines qui à priori ne vont pas ensemble.

Quant à l'école de cinéma, je suis très heureuse d'avoir fait une école très «pragmatique». Etant donné que j'avais moi-même un grand bagage cinéphilique et théorique avant de rentrer dans l'école, j'avais vraiment besoin de me confronter au concret, aux comédiens, à la technique narrative, à la gestion d'un budget, à la technique caméra et son, à la gestion d'une équipe et d'un plateau de tournage, à la mise en place d'un «plan de travail», à l'assistanat, bref d'apprendre les métiers du cinéma... Car le cinéma est quelque chose de très concret et pragmatique qui touche absolument à tous les domaines: la création, l'argent, la technique, la gestion d'une équipe, les rapports humains, le commercial...

Vos études ont-elles une influence sur votre création artistique?
L'approche plutôt pragmatique de cette école de cinéma a évité de m'imposer Une vision du cinéma comme cela peut être malheureusement le cas dans certaines écoles de cinéma. L'école m'a au contraire permis d'essayer des choses, d'expérimenter, de prendre des risques à tout point de vue, mais elle m'a surtout offert la possibilité de me découvrir en tant que cinéaste. Contrairement à beaucoup de réalisateurs, je ne suis pas venue au cinéma par la littérature mais plutôt par les mathématiques, le sport et la philosophie... J'ai d'ailleurs arrêté d'exercer le sport de façon intensive lorsque j'ai découvert le cinéma à l'âge de 15 ans. Il y a beaucoup de points communs entre le sport et le cinéma: il y est à chaque fois question du corps, du regard - celui d'un coach sur un athlète ou celui d'un metteur en scène sur un acteur -, de performance, d'endurance... Et je pense que ce qui me caractérise aujourd'hui en tant que cinéaste provient de ce parcours somme toute assez singulier.

Les études spécialisées de plus en plus jeune me font peur, comme par exemple le projet en France de supprimer la géographie pour les élèves en section scientifique... J'ai une telle peur et angoisse du formatage... Un même cerveau calibré pour tous... Je crois beaucoup au hasard, au déraillement, au parcours en dehors des sentiers battus. Les plus grandes inventions ne proviennent-elles pas pour la plupart de hasards et d'accidents?

Crédit photo: J. Prébois

Aujourd'hui, vous enseignez à votre tour le cinéma. Comment appréhendez-vous la nouvelle génération de cinéastes?
J'essaie justement d'«appréhender» le moins possible et de ne pas porter de regards trop arrêtés sur mes étudiants et sur la nouvelle génération de cinéastes. Comme je le disais plus tôt, l'école de cinéma a été pour moi la possibilité de me découvrir en tant que cinéaste, c'est un moment assez fragile et délicat traversé par de nombreux doutes et d'immenses craintes. Par contre j'essaie de mettre en garde assez vite les étudiants qui se prennent pour de grands auteurs après avoir réalisé un court métrage assez bancal et incompréhensible... Je répète assez souvent à mes étudiants qu'avant de faire les malins avec des histoires totalement farfelues et incompréhensibles, ils essaient déjà de me raconter simplement une histoire avec des personnages auxquels je crois... Ce serait déjà formidable!

Malgré leur passion artistique, beaucoup ne perceront pas. Vous qui avez connu le succès, quel discours leur tenezvous?
Il n'y a aucune ficelle, aucun truc, et heureusement d'ailleurs! Un parcours artistique est une alchimie qui opère de façon assez mystérieuse entre plusieurs facteurs: il y a le talent bien sûr - mais qu'est-ce que le talent? Je pense qu'il est d'ailleurs plus souvent composé de nos failles et de nos manques que de nos qualités -, le travail, la chance, le désir, la nécessité, la sincérité, la prise de risque, le tout arrosé d'une certaine dose de folie et d'inconscience... Bref je n'ai pas particulièrement de message. Tout ce que je peux dire, c'est que j'ai été sincèrement habitée par le cinéma et qu'aujourd'hui j'ai la chance de l'habiter à mon tour avec sincérité et passion.

Sur quel projet travaillez-vous actuellement?
Je suis actuellement en pleine écriture de mon prochain long métrage qui va se tourner en Suisse. J'écris le rôle principal pour le jeune acteur Kacey Mottet Klein qui a joué dans mon film «Home» et qui depuis a joué le rôle de Serge Gainsbourg enfant dans le film «Gainsbourg, vie héroïque».

Crédit photo: J. Prébois