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Quand la recherche donne le vertige

El Capitan, c'est une paroi rocheuse de 900 m situé dans le parc de Yosemite en Californie. Cette formation spectaculaire a été représentée en 3D par des chercheurs de l'UNIL. Réalisé dans un but scientifique, ce modèle a été utilisé par le New York Times pour illustrer l'exploit de deux grimpeurs.

Le 15 janvier dernier, Tommy Caldwell and Kevin Jorgeson atteignaient le sommet d'El Capitan, après 17 jours d'escalade libre le long d'une voie particulièrement ardue (The Dawn Wall). Dressée dans le parc national de Yosemite, en Californie, cette formation granitique mesure 900 mètres de hauteur et figure au panthéon de la grimpe.

Le New York Times a couvert l'évènement sur son site. Afin de faire mieux percevoir cet exploit à ses lecteurs, le média américain propose une infographie. Le parcours emprunté par les deux sportifs y est retracé grâce à une représentation en 3 dimensions d'El Capitan. Cette image a été réalisée par des chercheurs de l'UNIL dans le cadre de leurs travaux... sur les chutes de blocs.

Il y a quelques années, à l'occasion d'une conférence, Thierry Oppikofer (doctorant UNIL à l'époque et actuellement chercheur au service géologique de Norvège) et Michel Jaboyedoff, vice-directeur de l'Institut des Sciences de la Terre à la Faculté des géosciences et de l'environnement (FGSE), ont rencontré Greg Stock, géologue du parc de Yosemite. Ainsi est née la collaboration pour l'étude des instabilités rocheuses.

Le parc californien reçoit plus de 3,5 millions de visiteurs par an, ce qui implique la construction d'infrastructures d'accueil. Mais il arrive assez souvent que de la roche tombe, parfois en volumes de centaines de mètres cubes. Une menace aussi bien pour les humains que pour le bâti et les routes. De granite en diorite, cette constatation a débouché sur la thèse en cours de Battista Matasci, doctorant FNS depuis 2010. Ce chercheur s'intéresse «à la détection des zones sources les plus probables pour les chutes de blocs», à Yosemite bien sûr, mais aussi dans les Alpes.

La photo et le laser 
Comment procède-t-on ? Grâce au système GigaPan. C'est-à-dire ? «Un appareil photo muni d'un zoom de 400 mm, posé sur un pied robotisé, a pris plus de 1000 photos d'El Capitan» explique Marc-Henri Derron, maître d'enseignement et de recherche à l'Institut des sciences de la Terre. Ensuite, ces images ont été assemblées pour n'en former qu'une seule, panoramique et de très haute résolution.

Mais cela ne suffit pas. En parallèle, un Lidar a été utilisé. Grâce à un faisceau laser, cet appareil mesure la distance qui le sépare d'un objet, en se basant sur le temps infime que met la lumière à atteindre l'obstacle visé et à revenir. «Cela permet de mesurer 10'000 points par seconde, et environ un point tous les 15 cm. Chacun d'entre eux est connu par ses trois coordonnées dans l'espace», explique Antoine Guerin, doctorant depuis 2013 dans le même domaine que son collègue Battista Matasci. L'image obtenue, sur fond noir, évoque un brouillard dense de pixels colorés. Le relief apparaît nettement.

Le Lidar et le GigaPan face à El Capitan. © DR
Le Lidar et le GigaPan face à El Capitan. © DR

Ensuite, les scientifiques ont «recouvert» le scan obtenu par le Lidar avec la photographie panoramique d'El Capitan. C'est cette image qui a été utilisée par le New York Times pour son infographie. Le rôle d'intermédiaire a été joué par la société américaine xRezStudio. Spécialiste des photographies panoramiques, cette firme est en contact avec les chercheurs lausannois dans un but d'échanges de données.

D'où tombent les blocs ?
La représentation en 3D d'El Capitan possède une application directe pour la recherche. Par exemple, elle permet de déterminer quels fragments de la formation rocheuse sont tombés entre deux prises de vue, séparées de plusieurs mois. En effet, lorsque les morceaux se sont écrasés au sol, soulevant un grand nuage de poussière des centaines de mètres plus bas, comment savoir d'où ils viennent exactement ? «Nos modèles nous permettent de faire des mesures précises, de voir les fissures ouvertes, de calculer des volumes et de repérer les parties qui ont bougé d'une année à l'autre» explique Battista Matasci.

Ce n'est pas tant l'activité sismique que les types de roches concernés qui sont en cause dans les chutes de blocs, documentées depuis le XIXe siècle. «Cette grande structure granitique, mêlée de diorite, possède une structure en pelure d'oignon, explique le chercheur. Des immenses écailles se forment, ce qui pose des problèmes de stabilité.» Des zones de surplomb se propagent vers le haut. Enfin, les variations de température au fil des saisons provoquent des tensions dans la paroi.

«Nous essayons également de tisser des liens entre la lithologie (soit les types de roches) et les évènements», ajoute encore Battista Matasci. Comment ? Grâce à la carte géologique verticale réalisée par Greg Stock et Roger Putnam, un étudiant de master de l'Université de Chapel Hill (North Carolina, USA) peu sujet au vertige. En effet, ce dernier a parcouru de nombreux itinéraires d'escalade dans El Capitan et prélevé des échantillons, afin de déterminer quelle roche se trouve où, soit les limites géologiques.

La technique utilisée en Californie s'applique bien entendu ailleurs. Les chercheurs lausannois s'intéressent aussi aux Drus de Chamonix ainsi qu'à des parois dans la région des Diablerets, en Valais ou au Tessin. Si les modèles développés donnent des indications sur les zones de chutes de rochers les plus probables et permettent de mesurer l'activité récente, ils ne permettent pas de prédire précisément quand et où les prochaines vont se produire. Les pierres n'ont pas encore tout dit.

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