Le jour où tout a basculé

Ou lorsque le destin ne tient qu’à un fil

Vous avez été nombreux à participer au concours littéraire organisé par nos soins ayant pour thème «Le Jour où tout a basculé». Au vu du très grand nombre de candidatures et de l’excellente qualité littéraire des écrits proposés, il a été très difficile, pour le jury, de trancher. Mais après d’âpres discussions et de longues séances de négociation, nous sommes tombés d’accord et avons primé le texte de Fiona Hermann, étudiante en droit à l’Université de Neuchâtel. Nous avons tout particulièrement aimé ce récit vif et entraînant qui nous plonge dans les méandres de la pensée, au seuil de la mort. Le recours au double monologue intérieur, comme pour mieux brouiller les pistes, tient le lecteur en haleine jusqu’au point final, car, sous une histoire à priori simple et banale, se cache une réalité bien plus sombre. Mais, nous n’en dirons pas plus, à toi de juger!

Le fil de Moïra

Il est ma vie.

Dès l’instant où le médecin m’a annoncé son existence, j’ai choisi de m’y consacrer corps et âme. Tout d’abord, j’ai eu du mal à y croire. Je me suis dit qu’il arrivait trop tôt. Que je n’étais pas prête pour cela. Le voir sur l’écran lors de l’échographie a pourtant achevé de me convaincre de sa présence. L’annoncer à mes parents n’a pas été facile. Mon père a eu ce regard que tous les parents ont lorsque leur fille leur crée des soucis. Ma mère a pleuré, supplié et pleuré encore. Mon père a quitté la pièce. Ma mère a fini par me prendre dans ses bras. Mes yeux sont restés secs.

Je l’ai senti en moi. Mes peines et mes joies l’ont nourri. Guillaume a été doux avec moi. Il a promis de me soutenir dans cette épreuve. Je n’ai pas osé lui dire qu’il ne l’aurait pas seulement qualifié d’épreuve s’il l’avait porté en lui. Mes amies ont accueilli la nouvelle avec beaucoup de cœur et de compassion, promettant d’être derrière moi durant les quelques mois à venir. Pourtant, tels les pétales flétris d’un coquelicot, elles ont fini par toutes m’abandonner à mon sort. Guillaume n’a pas fait mieux et a également quitté le navire.

Il est bien le seul à m’avoir accompagnée sur le chemin de mon destin. Il m’a grandie, tout comme je l’ai vu grandir. Il a connu mes joies, il a connu mes peines. Je l’ai senti se renforcer jour après jour. Il m’a parfois fait rire. Il m’a aussi fait pleurer. Il m’a pris beaucoup d’énergie. Il a tout fait pour s’en sortir.

«Elle est ma vie.

Chacune de ses respirations m’insuffle des forces. Chacune de ses joies me nourrit. Chacune de ses peines me touche. Je me nourris de ses ressources. Je grandis. Je sens sa chaleur qui m’entoure et me protège. Ce n’est pas facile tous les jours pour elle mais, c’est une battante. Elle connaît des hauts mais aussi des bas. Au début, j’ai eu peur de ne pas passer la nuit, de la perdre. Mais chaque jour, je me suis renforcé et enraciné. Je prends une place qui me revient.

Ces derniers temps, elle va de plus en plus souvent à l’hôpital. Les médecins, d’un naturel toujours inquiet, le sont plus encore que jamais. Je grandis encore. Je suis là. Je fais partie de sa vie. Je m’accroche à elle comme à une bouée de sauvetage. Je dois pourtant me résoudre à la laisser partir.»

«Il est ma mort.

Chaque jour, il prend plus de place. Je ne vis plus pour moi. Je vis pour lui. Chacun de mes souffles, chacun de mes cris, ils sont à lui. Je disparais, lui laisse ma place. Il porte un nom que je ne lui ai pas choisi. On l’a choisi pour moi. Je me suis promis de le taire et de ne jamais le prononcer. Mais, aujourd’hui, je le maudis. Je n’en peux plus de lui. De ce cancer qui m’a tout pris».

«Elle est ma mort. Je lui ai volé sa vie.»