À l’ère du Savoir en mode numérique

Zoom sur les fourmis du web, ces travailleurs de l’ombre

Frédéric Schütz n’aime décidément pas être sous le feu des projecteurs. Au moment de le prendre en photo à la fin de l’interview, un rire nerveux envahit le chercheur. Il se justifie: «Je ne suis pas habitué à ce genre d’exercice». On l’imagine, en effet, plus à l’aise dans une salle d’études obscure que sur le devant de la scène. Mais n’allez pas croire que le Docteur en statistiques aime à s’enfermer dans la tour d’ivoire du monde du savoir. Pour lui, la connaissance n’a de sens que si elle est partagée. Vulgariser encore et toujours, tel est le credo de l’enseignant à l’Université de Lausanne. Dans cette optique, il fait partie de ces nombreux travailleurs de l’ombre qui enrichissent quotidiennement l’encyclopédie en ligne, Wikipedia. Interview sur un travail méconnu mais indispensable à l’heure où la connaissance est à portée de clic.

D’où vous est venue l’idée de participer à la grande aventure Wikipedia?

J’ai découvert le site participatif en 2004 alors que je séjournais dans les pays anglo-saxons. J’étais en train d’écrire ma thèse en statistiques. Nous étions à l’époque des balbutiements du réseau participatif (ndlr: Wikipedia a été fondé le 15 janvier 2001). Peu de connaissances se trouvaient en ligne et quasiment aucun article sur la Suisse n’y avait été publié. Il restait tant à faire. Tout d’un coup, un champ immense de savoirs à partager s’ouvrait à moi.

Vous souvenez-vous de votre première contribution au dictionnaire participatif?

Oui, j’ai écrit un article, en anglais, sur la ville de Genève. Ma seconde contribution concernait le jet d’eau de Genève. Par la suite, j’ai fourni d’autres productions écrites sur notre pays et ses institutions politiques.

Vous êtes mathématicien, écrivez-vous beaucoup sur les sciences dures?

Mon domaine d’études étant la statistique, il m’arrive de produire du contenu sur ce sujet. Mais je garde toujours en tête le souci du lectorat et de la vulgarisation scientifique. Dans l’encyclopédie, il y a des articles très pointus sur les statistiques que seuls quelques spécialistes peuvent comprendre. Sans rien renier à ces contributions, je me plais à écrire des articles que tout un chacun peut appréhender. Le caractère généraliste de l’encyclopédie me tient à cœur. Les documents publiés doivent servir le plus grand nombre.

Actuellement en charge de la surveillance des écrits publiés, vous est-il déjà arrivé de censurer un article?

A proprement parler, non. De toute manière, n’importe qui peut venir ajouter, modifier ou enlever du contenu sur Wikipedia, moyennant une justification sous forme d’argumentation. Après, il existe des administrateurs techniques, comme moi, qui gèrent le flux d’informations. Ces derniers peuvent, par exemple, bloquer une page ou un compte si l’utilisateur ne respecte pas les règles en vigueur.

Justement, quels sont les critères de sélection des textes de l’encyclopédie?

Le sujet ou la personne représentés doivent s’inscrire dans la sphère publique. Il ne suffit pas d’avoir monté un groupe de rock dans sa cave et produit un CD pour intégrer Wikipedia. Idem pour la personne qui vendrait ses confitures au marché du coin (rires!). La thématique abordée doit être documentée et les sources utilisées mentionnées. Dans ce sens, Wikipedia ne crée pas de nouvelles connaissances. Le dictionnaire en ligne synthétise des informations déjà présentes. Le travail d’analyse et de prise de position n’est pas de son ressort. Par contre, la plateforme web doit rendre compte des différents avis scientifiques émis par les spécialistes du sujet. Dans notre jargon, on parle de relever les points de vue pertinents en donnant la parole aux experts.

Comment Wikipedia est-il financé?

Par le biais de fonds privés. Chaque année, entre novembre et décembre, une campagne de recherche de fonds est organisée sur le plan mondial. Et ça marche. Nous avons de gros donateurs mais aussi de plus modestes. Ça peut aller d’un à plusieurs milliers de francs. De plus en plus de personnes nous donnent quelques sous en guise de remerciement et contre bons services rendus. Il n’y a bien évidemment aucune publicité sur le site de partage de connaissances.

L’argent est investi dans les serveurs et des travaux au long cours. Nous avons, par exemple, financé un travail de numérisation de milliers d’images d’herbiers tirés des archives de l’Université de Neuchâtel en vue de les mettre à disposition des utilisateurs du réseau. Les rédacteurs à Wikipedia ne sont pas rémunérés. Il s’agit d’un travail bénévole. Notre seule limite réside donc dans les Ressources Humaines et dans le temps à disposition des contributeurs.

Personnellement, que vous apporte votre contribution au site de partage de savoirs?

Wikipedia est un fabuleux laboratoire d’archives. Si j’ai écrit un article sur tel sujet, je peux immédiatement le retrouver. Si j’ai un trou de mémoire, un seul clic suffit pour retrouver l’information recherchée.

C’est aussi valorisant de pouvoir contribuer à un réseau mondialement connu et lu par des milliers de personnes. Mais ce qui me plaît le plus demeure la vulgarisation et la transmission de connaissances. Que ce soit dans ma profession d’enseignant ou dans mon rôle au sein de Wikipedia, je me considère comme un passeur de savoirs.

Vous contribuez depuis bientôt dix ans à l’encyclopédie, gardez-vous en tête des souvenirs croustillants?

Oui, nous avons trouvé des incohérences entre Wikipédia et le site officiel de la Confédération. Certaines informations sur les conseillers fédéraux étaient contradictoires. Après des recherches de fourmis, nous avons vu que c’était l’administration fédérale qui avait tort. Nous avons aussi constaté de rares fautes de traduction dans des textes de lois suisses. En outre, certains articles législatifs n’étaient parfois pas traduits. Nous avons bien évidemment fait part de ces quelques bévues à l’autorité compétente. Mais, ne vous méprenez pas! Je n’ai rien contre l’administration qui fait du bon travail. Ne blâmons pas trop fort les autorités fédérales.Cela pose la question du problème des sources.

Finalement qui peut prendre part à la construction de Wikipedia?

N’importe qui. Il suffit juste de se créer un compte d’utilisateur.

Combien de personnes écrivent-elles pour le site participatif en Suisse?

Dans le souci de garantir l’anonymat des contributeurs, un pseudonyme peut être utilisé. De ce fait, il est difficile d’évaluer le nombre de participants à l’encyclopédie en ligne par pays. Internet ne connaît de toute manière pas de frontières! Mais pour l’ensemble de la Suisse, quelques centaines de personnes sont connues pour leur engagement au sein du site de partage de connaissances. Nous organisons fréquemment des activités entre membres du réseau, car nous partons du principe que l’on travaille mieux ensemble si l’on se connaît dans la vraie vie. Ces rencontres donnent un ordre d’idées sur le nombre de contributeurs.

Pourquoi conseilleriez-vous à un étudiant de contribuer au dictionnaire en ligne?

Y participer peut constituer une bonne préparation à des évaluations: si vous êtes capables de faire le tour d'un sujet, de le synthétiser et de le résumer sur Wikipédia avec les références nécessaires, c'est un signe que vous le maîtrisez probablement très bien et un bon présage pour un examen. Et en prime, vous recevrez probablement des feedbacks des autres contributeurs.

Cela peut aussi servir au niveau de la recherche du premier emploi. Dans un monde de plus en plus compétitif, avoir contribué à Wikipedia permet de se démarquer dans la masse des postulations. En outre, prendre part à un site participatif de cette envergure s’avère utile sur le plan du réseau. Celui qui travaille dans l’administration de l’encyclopédie sera, par exemple, amené à collaborer avec la presse, ce qui peut lui fournir un joli carnet d’adresses.

Finalement, qu’est-ce que Wikipedia apporte à l’enseignement tel qu’il est pratiqué dans les hautes écoles?

Une source de connaissances supplémentaire. Nous ne pouvons jamais aborder tous les sujets en cours. Dans ma pratique pédagogique, il m’arrive de renvoyer mes étudiants au site pour des compléments d’information ou des sujets annexes qui ne sont pas au programme. Mais, en aucun cas, Wikipedia doit se substituer au savoir ordinaire.