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Le street workout

De la rue au buzz mondial

Alain Müller de l’Université de Neuchâtel sait allier l’utile à l’agréable. Féru de fitness et de musculation, sa passion l’a tout naturellement entraîné vers le street workout, une nouvelle forme de gymnastique urbaine. Tout en s’essayant à ce sport, il décide d’effectuer un postdoctorat sur le sujet. Un travail de longue haleine qui l’a mené aux origines de la discipline, entre New-York, Los Angeles et Londres. Rencontre avec un homme passionné et passionnant.

Comment avez-vous découvert le street workout?

Un peu par hasard, «comme tout le monde», c’est à dire en surfant sur internet et en visionnant des vidéos sur youtube. C’était en 2009. J’étais alors en pleine écriture de ma thèse. Je pratiquais la musculation et le cross-training (ndlr: entraînement physique alliant différentes méthodes de renforcement musculaire qui permet de fortifier toutes les parties du corps) en parallèle à mon travail. Je m’intéressais donc aux nouvelles tendances du «fitness» au sens large et par pure curiosité personnelle.

Pourquoi vous y êtes-vous intéressé d’un point de vue scientifique?

En suivant les différents liens internet sur le street workout, j’ai découvert d’autres vidéos. Celles-ci étaient parfois accompagnées d’un certain discours associant ce sport à une forme de résilience et de résistance organisées «avec les moyens du bords» dans des contextes urbains défavorisés - c’est d’ailleurs ce qui a valu au street workout sa première appellation de «ghetto workout», expression plus ou moins disparue depuis.

Ces discours et l'esthétique urbaine qui les accompagnaient ont immédiatement suscité mon intérêt d’ethnologue. J’avais l’impression que quelque chose d’anthropologiquement important et de nouveau était en train de se jouer. J’ai alors décidé de consacrer ma recherche post-doctorale au sujet.

Quels sont les principaux axes de votre recherche?

Le questionnement qui se situe au cœur de mon travail concerne le rôle de médiation central que jouent les nouvelles technologies - et plus particulièrement internet - dans le développement et la circulation du street workout. Cette interrogation se subdivise en deux sous-axes qui m’ont occupé tour à tour au cours de ma recherche: le développement du street workout en tant que «communauté transnationale» et, d’un point de vue beaucoup plus cognitif, l’apprentissage des techniques corporelles qui lui sont spécifiques, notamment en regard du rôle qu’y jouent les nouvelles technologies.

Justement, dans le cadre de votre expérience, vous avez décidé de vous initier et de pratiquer le street workout, en quoi cela était-il si important pour vous?

Je pense que le fait d’apprendre ses techniques, de sentir la difficulté de ses exercices permet à ma recherche de mettre le matériau ethnographique que je récolte de l’extérieur à l’épreuve du corps. Et, de manière symétrique, de me servir de mon propre vécu expérimental pour approfondir les observations et les entretiens que je mène dans ma recherche. Et qui plus est, ma propre pratique m’a aussi servi de porte d’entrée privilégiée dans le groupe des initiés. Aux yeux des adeptes du street workout, c’est un gage de respect et de crédibilité qui m’assure une immersion d’autant plus complète.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans votre recherche?

La principale surprise, c’est l’explosion mondiale du street workout. En 2009, les seules vidéos disponibles mettaient toutes en scène des pratiquants de New York. Au début de ma recherche, en 2011, alors que j’étais basé à Los Angeles pour des raisons académiques - j’étais associé de recherche au Center for Ethnography de l’University of California à Irvine -, je peinais à «trouver la trace» de pratiquants locaux. Deux ans plus tard, une multitude de groupes se sont formés, et ce aussi bien à Los Angeles qu’en Suisse, que dans toute l’Europe, l’Asie et l’Amérique du Sud. Le nombre de vidéos disponibles sur Youtube a littéralement explosé, une simple recherche suffit à s’en convaincre. Une Fédération Internationale de Street Workout a, en outre, été créée en 2011. Celle-ci organise désormais une coupe du monde, avec des étapes à Madrid, Taipei, Oslo, Offenburg (en Allemagne), New York, Chelyabinsk (en Russie), Zagreb, et une finale à Moscou, ainsi qu'un championnat du monde qui a lieu à Riga en Lettonie. Or ce développement tout à fait fulgurant est à mettre en relation avec le fait qu’internet a été le premier et le principal médiateur de ce processus. Et ça, c’est tout à fait unique et nouveau. Il existe des exemples similaires, on pense au Parkour ou au CrossFit, mais selon moi, jamais internet n’avait joué jusqu’ici un rôle aussi central dans le développement d’un sport, et plus largement d’une forme de «culture» à part entière, et ce dès sa naissance. En cela, je pense que le street workout offre un exemple tout à fait pertinent des possibilités qu’offre la connectivité, et notamment celle de voir un sport, et plus largement une forme du culture à part entière se construire «par le bas», en échappant à toute forme d’institutionnalisation agencée «par le haut».

Qui sont les adeptes du street workout? Quel est le profil type des personnes qui s’adonnent à cette activité?

A première vue, c’est à dire si l’on s’en tient à ce qui est présenté dans la grande majorité des vidéos, on pourrait conclure que ce sont essentiellement des jeunes hommes qui pratiquent. Or, dans les faits, la distribution est beaucoup plus hétérogène que cela, et pour cause. On assiste, en effet, à une insistance des pratiquants, dans leurs discours de promotion du street workout, sur le fait que ce sport s’adresse à toutes et tous, quel que soit l’âge, la condition physique ou la provenance sociale. Les partisans de cette activité rappellent aussi, sans cesse, que ce mélange de gymnastique et de musculation ne faisant intervenir que le poids du corps ne nécessite aucun investissement financier et qu’en cela, il peut être pratiqué quel que soit le milieu social et les ressources matérielles à disposition.

Or ces discours ont des conséquences bien réelles sur les adeptes du street workout. Du point de vue du genre, on trouve de plus en plus de vidéos de femmes, et celles-ci sont toujours très bien reçues et relayées par la «communauté» du street workout, si bien que certaines pratiquantes sont désormais des figures reconnues. C’est, par exemple, le cas de l’anglaise Fi Silk ou d’Alexia Evans, membre de la section floridienne du groupe «Barstarzz». D’autres exemples témoignent de cette vive hétérogénéité. J’ai récemment assisté à un concours organisé à Paris, le Pull & Push, et l’un des compétiteurs était âgé de 62 ans. En outre, Joshua Rucker, lui-aussi membre du team «Barstarzz», paraplégique suite à un grave accident de voiture, est une véritable star dans le monde du street workout. Il a été invité sur de nombreux plateaux de télévision pour raconter son histoire.

Quels bénéfices peut-on retirer de ce sport?

Dans un contexte où l’attention aux méfaits qu’opère le mode de vie moderne sur les corps (sédentarité croissante, méfaits de la position assise maintenue trop longuement, alimentation trop riche et peu équilibrée) va grandissante, la pratique du street workout est très souvent vécue comme une forme d’ «empowerment», terme typiquement américain et difficilement traduisible mais qui renvoie à ce que l’on pourrait appeler une forme de «reprise de soi» face à ce que les individus perçoivent comme un ensemble de structures et de contraintes sur lesquelles ils n’ont aucun pouvoir ou très peu.

Et la société tout entière?

Au cours de ma recherche, j’ai été témoin de nombreux projets d’ordre social. J’ai, par exemple, eu beaucoup d’échanges avec un groupe de Harlem, les «Bartendaz», qui ont développé un programme de réinsertion pour les jeunes en difficulté fondé sur la pratique du street workout.

Dans la même dynamique, j’ai assisté à un entraînement de «Block Workout», un groupe inspiré par les «Bartendaz» et basé à Brixton, en banlieue londonienne. L’un de ses co-fondateurs me confiait que le programme, proposant diverses activités sportives en plein air pour tous les niveaux, dont du street workout sur une barre fixe qu’ils amènent eux-mêmes - littéralement à bout de bras - dans les différents parcs où ont lieu les séances, était destiné à la «jeunesse à risque» au sens large du terme, c’est-à-dire dans une logique selon laquelle la délinquance constitue un risque au même titre que l’inactivité physique et la «malbouffe».

Cette vision du street workout, dans sa relation étroite avec un projet civique et social plus large, est presque inhérente à sa pratique, et ce depuis ces débuts. Māris Šlēziņš, fondateur de la World Street Workout & Calisthenics Federation (WSWCF) qui organise la coupe et les championnats du monde, me confiait récemment, lors d’une épreuve de la coupe du monde à Offenburg en Allemagne, que les compétitions ne représentaient que la pointe de l’iceberg, l’ «accroche médiatique» nécessaire permettant au street workout de se développer et de poursuivre ainsi sa mission civique et sociale au quatre coins du monde, développement qui reste sa priorité principale. Ce n’est que récemment qu’une frange davantage axée sur le «sport pour le sport», et donc sur la performance physique pure, est apparue; mais elle demeure minoritaire. Pour une grande majorité de pratiquants, le street workout est et doit rester davantage qu’un sport.

J’ai vu que vous aviez effectué une thèse sur la sous-culture hardcore-punk. Existe-t-il des liens entre le sport urbain et la culture hardcore-punk?

Oui, sans aucun doute. A vrai dire les similitudes sont multiples. La première, celle qui me paraît évidente, c’est l’existence, dans ces mondes dits «subculturels», de la valorisation de logiques et de valeurs qui leur sont propres et qui échappent aux valeurs et aux logiques «dominantes», et du système de reconnaissance et de crédibilité qui en découle. Il est possible d’être un véritable « loser » en regard des systèmes de référence qui traversent nos sociétés – réussite professionnelle, financière, etc. – tout en bénéficiant d’un très haut niveau de reconnaissance et de crédibilité dans le hardcore punk ou dans la communauté du street workout. Et c’est là, encore une fois, une réalité vécue comme une formidable possibilité de reprise de soi.

Y a-t-il encore d’autres similitudes?

Oui, aussi bien le hardcore punk que le street workout ont leurs propres techniques du corps - qui transcendent les «cultures» au sens classique du terme, c’est-à-dire dans une logique régionale ou nationale. Or ce constat pose certaines questions auxquelles j’essaie de répondre par la pratique ethnographique : comment, précisément, circulent ces  «cultures» ? Quels sont les modalités et les fonctionnements d’une telle circulation? Dans le cas du street workout, j’en reviens ici à ce que j’évoquais plus haut, internet et les nouvelles technologies jouent un rôle de médiation fondamental. Pour le hardcore punk, c’est un peu différent puisque sa circulation a précédé l’invention de la toile de près de 20 ans. D’autres éléments ont alors servi de médiateurs: fanzine, disques, mais aussi échanges in situ rendus possibles par la circulation des groupes en tournée ou des «itinérants du hardcore», etc. Il est d’ailleurs intéressant de constater que certains «hardcore kids» pratiquent le street workout, ou que symétriquement un certain nombre de pratiquants de street workout viennent de la scène hardcore. Cela ne me surprend guère puisque ces deux subcultures partagent un certain nombre de valeurs communes telles que la discipline et l’engagement, la combativité et la valorisation du corps comme lieu de réalisation de soi.