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Interview avec Marianne Schweizer, coordinatrice de l'association ASPASIE (Genève)

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Depuis quand existe ce phénomène de la prostitution estudiantine en Suisse?

Depuis toujours, exercer le travail du sexe est une stratégie financière. On se prostitue parce qu’on a besoin d’argent. Ensuite, les raisons varient: pour élever ses enfants, pour soigner des parents, pour acheter une voiture… ou pour faire des études. Cela fait partie de la palette, ça a toujours existé.

Et puis il est vrai qu’il est de plus en plus difficile d’accéder aux bourses, de trouver des petits jobs. Pour les étudiants, trouver des ressources est un problème depuis quelques années. Et je pense qu’effectivement, beaucoup pensent à cela… et passent à l’acte par la suite. En s’inscrivant dans un salon, en faisant de l’escorting, en travaillant tout seul, etc. Parfois ça peut fonctionner, mais il y a aussi le revers de la médaille.

Pour ASPASIE, ce n’est que depuis la fin de l’année passée qu’effectivement des étudiants s’adressent à nous pour nous demander de l’aide pour s’en sortir, car ça peut très mal tourner. C’est une espèce d’engrenage: cela peut bien se passer au début, et ensuite on glisse dans une espèce de dépendance à l’argent, et il en faut toujours plus, plus, plus…

La presse et les témoignages récoltés ici montrent une situation presque idyllique. Quels sont les risques, les situations où ça peut mal se passer?

Il y a d’abord les risques pour la santé. Ces travailleuses du sexe se protègent-elles comme il le faut?

On observe aussi une tendance à banaliser, à dire que ce sont les risques du métier, notamment en cas de violences, de contraintes. Ce qui est très important, pour une travailleuse du sexe, c’est d’imposer ses limites. C’est important et difficile. Il faut savoir dire ce que l’on est d’accord de faire et ce que l’on refuse. Donc plus une femme est professionnelle dans sa manière de travailler, mieux elle impose les limites et mieux elle arrive à se protéger. Mais ce n’est pas évident. Quand on entre dans ce métier, il y a tout un apprentissage.

Il y a aussi des risques d’abus de la part de clients irrespectueux. Mais c’est difficile à dire, car il y a des clients très corrects comme d’autres qui ne le sont pas du tout.

Selon l'endroit où l'on travaille, des frais pour le logement, le transport, etc. s’ajoutent. Parfois on n’arrive plus à suivre et l’on se met en situation de dépendance financière et on peut être exploité par des personnes malveillantes, être en situation de stress.

Il y a toute la question psychologique également: quel rapport a-t-on à son corps, à soi-même, à son intimité? Parfois, on se dit «oui, c’est cool, j’y vais, c’est sympa», et en fait on vit des choses qui ne sont pas si sympa que cela et qui peuvent avoir des effets. À ce moment, peut-on dire stop, ou est-on pris dans un engrenage  

La question de l’âge se pose peut-être aussi. Plus on est jeune, plus c’est délicat. C’est important de faire ses premières expériences sexuelles et amoureuses dans un contexte normal. La situation devient problématique si dès le début on entre dans un marchandage.

Quel est le risque pour des étudiants qui se prostituent de ne jamais réussir à arrêter? Car le premier stage ou le premier emploi qu’ils trouveront ne sera jamais aussi bien payé que maintenant…

Je pense que si une étudiante arrive à s’en sortir en travaillant 2-3 jours par mois, c’est excellent. Si cela se passe bien pour elle, qu’elle arrive à garder ses limites, à ne pas lâcher ces études, tant mieux. Mais il y a ce risque…

J’ai souvent entendu des femmes dire: «Je fais juste ça pour payer mes factures, j’arrête à la fin du mois.  Ah mais j’ai encore besoin d’argent pour ci, pour ça…» Et de mois, ça devient des années.

Et ensuite, si l’on cherche un travail, même si on a une formation, il y a un trou dans le CV, et on ne peut pas faire valoir son expérience dans les relations humaines, dans la psychologie, dans la sexualité, dans la gestion d’entreprise, seulement parce que l’on a fait du travail du sexe. On ne peut malheureusement pas le dire. Parce que c’est vrai que ce sont des expériences qui peuvent aussi renforcer les femmes. Bien sûr, il y a les risques et les mauvais côtés, mais aussi le côté formateur. Certaines femmes qui font ça depuis plusieurs années sont devenues des femmes fortes, qui se débrouillent bien dans la vie qui maîtrisent leur métier. Mais il faut que ce soit vécu, là, comme un métier. 

Cela pose enfin la question de l’anonymat… 

Parmi les dangers et les difficultés, il y a le secret, la double vie. Ce qu’elles disent toujours, c’est que le plus dur est de mentir. Ça tombe sur le moral. Mentir, inventer des histoires, faire attention… Et souvent, elles vont travailler dans une autre ville pour être sûre de ne pas rencontrer le voisin, le frère, le cousin, le papa… Mais malheur quand le cousin, le voisin, le frère ou le papa va aussi dans une autre ville pour ne pas rencontrer quelqu’un de connu! Ça arrive.

Mais c’est ça le plus dur: le jugement moral, le stigmate. On est dans un paradoxe. D’un côté, il y a une idéalisation du type «le sexe, c’est cool, on adore, on est libéré, ouvert d’esprit», mais quand on y est, le discours est plutôt le suivant: «il faut se protéger, il ne faut pas que la famille sache, il ne faut pas que mon copain soit au courant», et ça se complique. Donc c’est vraiment rempli de contradictions.

CP